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  • Photo du rédacteurDr.Krakowski

Journée d’un psy trans en période de reconfinement

Dernière mise à jour : 6 janv. 2021


TW: souffrance psychique, dépression, suicide, violences sexuelles, intrafamiliales et relationnelles, psychiatrisation, traitements pharmacologiques



Note d’introduction


La plupart des soignant·e·s qui m’entourent aiment leur travail et l’ont choisi. C'est mon cas : j'ai la chance d'avoir un métier qui me plaît, qui fait sens, dans lequel je peux exister en tant que personne transgenre, dans lequel je peux m’inscrire avec mes valeurs et mes engagements. Je suis toujours heureux de retrouver mes patient·e·s, heureux de me lever le matin, heureux quand j’ouvre la porte de mon cabinet, heureux de monter des projets associatifs qui permettront, je l’espère, un meilleur accès aux soins à ma communauté.


Mais comme tout métier-passion, il y a le risque de l’épuisement face à l’impossible, car nous devons combler les manquements d’une société malade et dont le système de soins dysfonctionne. Et il me semble essentiel de nommer les expériences des soignant·e·s dans le contexte actuel, de nommer ce à quoi on assiste, de parler de notre quotidien dans cette période.


J’ai commencé à écrire ce texte lors du deuxième confinement, après seulement deux jours de consultations cliniques.

J’ai commencé à écrire par nécessité de survivre. Survivre à cette période. Survivre au burnout. Survivre quand tant des mien·ne·s n’y arrivaient plus. Survivre alors que j’observais, aux premières loges, une destruction sociétale de la psyché. Survivre en faisant ce qui doit être fait, mais en ressentant en permanence le goût de l’impuissance.


J’ai commencé à écrire en sachant qu’il me faudrait tenir. Car on ne renonce pas quand on est soignant·e, on ne peut pas renoncer dans cette urgence. J’ai commencé à écrire en espérant trouver davantage de compréhension. Car quand j’essayais de parler de ce que je vivais, de parler de nos réalités de psychologues communautaires, on me renvoyait trop souvent et maladroitement, que je m’ « épuisais », que je « devrais prendre du temps pour moi», « en faire moins », et autres inepties. Non. On ne prend pas du temps pour soi en pleine crise sanitaire, quand tant de nos patient·e·s vont mal et sont à risque de passage à l’acte suicidaire. Il fallait tenir, tenir avec des semaines de 70 heures, des urgences qui me dépassaient, des recherches d’hospitalisations quotidiennes pour des patient·e·s, dans un contexte où tous les réseaux de soin étaient saturés. Dans un contexte sociétal qui, bien au-delà de la crise de la Covid, ne sait pas et n’a pas les moyens d’accueillir la souffrance des personnes marginalisées dans le champ social.


Ce texte, je n’ai pu le terminer que fin décembre, lors de mes congés de fin d’année. Après deux mois qui me laissaient l’impression d’être passé dans une essoreuse à salade. Ballotté, choqué, passant d’une urgence à l’autre. En n’ayant plus l’impression de faire mon métier de psychologue, mais juste de panser une plaie sans fin. Quand les hôpitaux se transforment en mouroir, les consultations libérales se transforment en zone d’urgence, sans que rien ne nous y ait préparé. Des chiffres récents montrent que la moitié des médecins (il n'y a pas de chiffre pour les psychologues!) sont en burnout, un tiers a déjà pensé à se suicider. Comment pourrons-nous continuer à gérer la souffrance à venir ?


Il me semble important, pour retrouver un certain pouvoir d’agir, que nos réalités de travail, de vie puissent exister quelque part, être entendues. D’où ce texte, qui décrit l’intensité d’une journée de consultation d’un psychologue trans, recevant des personnes vivant des violences et des discriminations, pour certaines déjà en grande souffrance psychique avant la crise sanitaire, des personnes qui appartiennent pour la plupart aux diversités de genre et de sexualités, pour qui la crise de la Covid-19 peut renforcer la précarisation, l’isolement, dans des contextes de vie déjà oppressifs. J’ai tenté de représenter au mieux une journée de vie et de travail-type, pour que cette intensité puisse être saisie, et qu’on arrête de penser qu’il me suffirait de prendre des vitamines et de me reposer un week-end pour que ça aille mieux.


Le texte qui suit représente une journée, ce n’est qu’une journée de consultations et de vie. Ce deuxième confinement, ça a été une quarantaine de journées de consultations. Et non, ce n’est pas fini. Aujourd’hui, je suis en congé, et je trouve enfin un peu de temps pour écrire. Mais mon téléphone reste allumé. Il sonne régulièrement. Car les fêtes de fin d’année ne font aucun cadeau à mes patient·e·s isolé·e·s et précarisé·e·s, et j’ai dû, chaque jour, gérer à distance des situations complexes.


Je remercie mes patient·e·s pour leurs nombreuses attentions, la compréhension et la reconnaissance qu’iels ont pu témoigner dans cette période. Je remercie les militant·e·s communautaires pour toutes les démarches solidaires qu’iels ont mis en place pendant ce reconfinement et qui participent grandement à l’amélioration de la santé globale des individus. Je remercie mes collègues psys féministes, avec qui nous bâtissons des moments précieux d’entraide et de soutien et rompons ainsi l’isolement de notre travail ubérisé. Je remercie les médecins et professionnel·le·s de santé qui ont pris au sérieux nos cris d’alarmes et nous ont soutenu pour orienter aux mieux les gens. Je remercie les travailleur·se·s social·e·s qui ont été un relai essentiel depuis le début de la crise covid.


Note 2

Les séances présentées ci-après ne sont pas de « vraies » séances, et les patient·e·s sont également des personnages inventés. Cependant, j’ai fait en sorte de créer des contenus de séances qui s’approchent le plus possible en termes d’intensité, de thématiques, de personnes accueillies, à ce que j’ai réellement vécu lors de cette journée de travail. Les éléments relevant de ma vie personnelle et qui m’ont traversé au cours de cette journée sont, eux, bien réels.



***


8h. Le réveil sonne.

Je lutte. Je n’ai pas envie de me lever. Je sens mon corps engourdi, pétri par l’épuisement.

C’est le quatrième jour du reconfinement.

Ce n’est que le quatrième jour du reconfinement.


J’ai passé mon week-end à :


Scruter les annonces gouvernementales, les sites de l’urssaf et des syndicats de psychologues pour savoir si oui ou non on pourrait ouvrir nos cabinets en présentiel. Je me suis surpris à supplier des forces supérieures de faire en sorte que ce soit possible.

Il était évident pour moi que pour beaucoup de mes patient·e·s des annulations de consultations ou un passage en téléconsultations, ce serait insupportable. Quand je dis « insupportable » ce n’est pas un petit insupportable, comme crever sa roue de vélo ou se réveiller le matin et se rendre compte qu’on n’a plus de café, c’est un vrai gros insupportable, littéral : ne pas supporter, en période d’urgence, ça veut dire perdre le rapport au réel (=décompenser) ou ça veut dire mourir.


Les premières infos étaient tellement incertaines, contradictoires. Telle source disait « oui vous pouvez ouvrir », telle autre « non, il faut limiter les soins aux urgence » [mais qu’est-ce qu’une urgence ?!?]. Je me suis demandé si je serais dans l’illégalité en assurant un soin digne et décent à des personnes en souffrance psychique. La presse peut vanter autant qu’elle veut la téléconsultation, j’en avais fait l’expérience lors du premier confinement : la téléconsultation c’est des consultations entrecoupées de problèmes techniques, d’interruptions, de manque d’intimité. La téléconsultation, ça m’a défoncé le dos lors du premier confinement. La téléconsultation ce n’est pas suffisamment contenant pour beaucoup de mes patient·e·s, la téléconsultation ça fait manquer des tas d’indicateurs non-verbaux, la téléconsultation c’est limité pour faire du retraitement traumatique, la téléconsultation ça peut être génial, des fois, pour certaines personnes, mais souvent ça n’est pas suffisant, la téléconsultation ça devrait être un choix, et surtout la téléconsultation c’est épuisant.


Il y a eu peu à peu un consensus sur le droit d’ouvrir nos cabinets. Soulagement immense. Je l’ai senti dans mes tripes ce soulagement, cette légèreté.


Plus tard, le site de l’urssaf a indiqué que :


« Vous recevez du public dans le cadre de consultation (sophrologue, hypnothérapeute, psychologue, kinésiologue, etc.) ? Vous pouvez vous aussi rester ouvert. »

[Je me suis demandé comment les psychologues et les kinésiologues pouvaient se retrouver traité·e·s à la même enseigne, je me suis demandé comment on pouvait nous en demander autant dans la gestion de cette crise sanitaire tout en ne nous reconnaissant pas réellement professionnel·le·s de santé. Comment un métier qui fait l’objet d’un minimum de cinq années d’études universitaires associées à des stages, qui bénéficie d’un titre protégé, d’une obligation à la formation continue, un métier dans lequel nous engageons notre responsabilité, un métier reconnu comme étant celui d’ « acteur·trice·s de santé participant à la prévention, au diagnostic, au traitement et à l’orientation », pouvait être traité au même titre que des disciplines si éloignées de nos missions? Et quid de nos collègues psychothérapeutes et psychopraticien·ne·s communautaires, qui assument également des accompagnements psys essentiels dans cette période de pandémie, et qui ne disposent d’aucun statut, donc d’aucune reconnaissance, malgré des formations longues et sérieuses sur le plan clinique ?]


Rédiger des attestations pour que mes patient·e·s puissent venir me voir en consultation, pour qu’iels soient en règle en cas de contrôle, car mes patient·e·s sont des gens marginalisé·e·s qui ont peur des contrôles de police. Qui ont peur de la police. Ou plutôt, à qui la police fait peur.


Rédiger des attestations pour que leurs proches puissent rendre visite à des patient·e·s vulnérables (ayant des troubles psychiatriques ou cognitifs) et qui sont isolé·e·s.


Rassurer des patient·e·s au téléphone qui avaient peur, chercher avec elleux les meilleures options pour leur confinement. Parfois c’est compliqué avec leurs parents, leur·s partenaire·s, leurs colocs, ou avec la solitude, il faut penser où aller pour ne pas risquer de se retrouver dans une situation de violence ou d’isolement. Parfois il n’y a pas de solution. Parfois des patient·e·s ont peur d’être là où iels sont mais ne partiront pas car l’emprise avec les personnes avec qui iels vivent est trop forte.


Trouver des solutions à celleux qui ne pouvaient pas me payer à cause de perte de salaire ou d’emploi, quand je dis solution ça veut dire baisser mes tarifs.

J’ai envoyé un mail pour augmenter les tarifs pour les autres patient·e·s qui le pouvaient car sinon je craignais de ne pas m’en sortir, comme au premier confinement où, alors que j’avais bossé plus de quarante heures par semaine, j’avais gagné 800 euros par mois, toutes mes autres activités rémunératrices ayant été interrompues.


J’ai géré des orientations vers des hospitalisations pour plusieurs patient·e·s que l’annonce du reconfinement avait placé·e·s en danger psychique.


Une nuit, j’ai été appelé par une amie qui craignait pour la vie de son compagnon qui était en pleine crise suicidaire. Je suis allé les soutenir immédiatement et je suis resté jusqu’à l’arrivée du samu. Je n’ai pas dormi.


Je suis allé me faire tester à la covid-19, car si le cabinet restait ouvert, je voulais limiter au maximum les risques de transmission. La bonne nouvelle, c’est que là, dans ces préfabriqués moroses, j’ai pu être reconnu comme soignant et donc prioritaire, j’ai attendu seulement 5 minutes avant qu’on m’enfonce un coton-tige dans le nez et j’ai eu mes résultats le lendemain : négatif. Deuxième soulagement.


Je suis allé chercher des masques car j’avais reçu un message des syndicats de psychologues disant qu’on avait de nouveau droit aux douze masques gratuits par semaine, prérogative qui s’était arrêtée depuis plusieurs semaines et nous obligeait à nous fournir par nous-mêmes. Mais la première pharmacie n’avait plus de stock d’État pour nous fournir des masques. La deuxième, non plus. À la troisième, j’ai eu de la chance, il leur en restait (« mais plus pour longtemps, ce sont nos derniers »).


8h45. Après quelques exercices, une tasse de café et une douche, j’allume ma carte sim pro.

Sept messages. Deux sms qui me demandent de changer des heures de RDV parce que les gen·te·s n’ont pas le choix avec leur taf qui doit se réorganiser. Deux messages de patient·e·s en pleurs avec des gémissements dans la voix qui me disent que ça ne va pas du tout. Reçu à 3h30 et 6h du matin. J’ouvre mon agenda. Je n’ai aucun créneau libre, je n’ai aucun foutu créneau libre, mes créneaux « uniquement en cas d’urgence » sont déjà pris, je sais que je ne peux pas faire plus de sept consultations par jour, je ne peux pas. Je sais qu’il faut que je trouve une solution pour mes patient·e·s en crise. Iels ont juste besoin de ça : de savoir qu’à un moment et rapidement iels vont pouvoir me parler. Je fais du Tetris avec mes rendez-vous, j’appelle plusieurs personnes pour décaler, arranger, réussir à caser tout le monde, je mets un sms aux patient·e·s en crise pour leur dire que je les appellerai à ma pause. A ma pause.


9h15. Je sors avec ma chienne Finette, j’ai oublié mon masque, je remonte à mon appartement, je prends des masques, je ressors. J’ai oublié mon attestation, je fais une attestation en marchant. Mon téléphone sonne. L’aide sociale à l’enfance. Une urgence, besoin d’un bilan pour un jeune placé, une situation dont on m’avait parlé, un gamin qui est en difficulté psychique et qui risque de se retrouver sans rien car il atteint bientôt sa majorité et qu’il n’est pas autonome. Je dis oui, mais je n’ai pas de place, je n’ai pas de place, je donne RDV le samedi. Je ne suis pas censé travailler le samedi. Je me rends compte que je n’ai pas encore regardé vraiment ma chienne une seule fois depuis que je me suis levé. Je la regarde, elle est contente, elle est juste tellement contente que je la regarde. Je branche ma petite enceinte portable, je mets de la musique, je danse en marchant. What a wonderful world.



Ma chienne est encore plus contente quand je suis content. Elle se dandine et j’adore la voir remuer ses fesses en trottinant. Mon téléphone sonne, une psy qui veut se mettre en lien pour une situation que je lui ai adressée. Plus tard, plus tard. J’ai la tête pleine de « plus tard».


10h. J’arrive au cabinet, je fais couler du café, je nettoie les surfaces, les toilettes, les poignées de portes, je vérifie qu’il y a bien du gel hydroalcoolique partout. Je m’installe à mon bureau, je dois préparer mes consultations, je relis mes dernières notes. Je vais consulter ma boîte mail. Dix nouveaux messages. En une heure. Des gens qui veulent des premiers rendez-vous. Pour beaucoup des personnes issues des diversités de genres et de sexualités. Je n’ai plus de place, mes collègues n’ont plus de place. Je réponds un mail court en leur donnant quelques noms de psys du réseau, je sais que ce ne sera pas facile pour elleux de trouver une personne pour les suivre dans cette période. En temps normal, je les rappellerai un·e par un·e pour comprendre leurs problématiques et chercher avec elleux une personne qui pourrait répondre au mieux à leurs besoins sans les pathologiser. Mais je n’ai plus le temps.


10h30. Mon patient est arrivé. Je sors l’accueillir dans la salle d’attente. Je vois sa tête et je sais d’emblée que ça ne va pas du tout. Je le fais entrer dans mon bureau, il se pose lourdement dans un des fauteuils sans enlever son manteau. Ma chienne reste un temps affalée dans son coussin, partagée entre l’envie de rester allongée et celle d’aller dire bonjour. Elle finit par se lever s’étirer, et se dirige vers le patient en remuant la queue, s’assoit devant lui. Le patient la regarde, la caresse, et il dit « je comprends pourquoi t’as pas envie de te lever, y a rien qui en vaille la peine ».

Silence.

- C’est ce que vous pensez, que y a rien qui en vaille la peine ?

- Ben oui, vous n’allez pas me dire le contraire ? répond-il d’un ton agressif

- Dites-moi, vous, ce qui vous fait dire ça ?

- Ben là… le confinement, Trump, le fascisme, y a de quoi, non ?

- Il y a de quoi… être en colère, triste, choqué, fatigué, blasé, bien sûr, avec un contexte aussi sordide. Mais est-ce que vraiment ça n’en vaut plus la peine pour vous ?

Silence. Puis, plus sincère :

- J’y crois plus docteur, y a rien que vous puissiez dire ou faire pour me convaincre, j’y crois plus.

- Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? ça veut dire quoi, « je n’y crois plus » ?

Silence. Il veut dire quelque chose, mais ça ne sort pas. La chienne se met à lui lécher le bout des doigts. Ça veut dire qu’il est triste. Bien sûr. Je reprends :

- Est-ce que ça veut dire que vous avez envie de mourir ?


Il me regarde, fixement. Puis ses yeux partent dans le vide, et il hoche doucement la tête.


- Ça ne sert à rien, docteur.

Silence. Je reprends :

- La vie n’est peut-être pas faite pour servir à quelque chose.


Il me regarde, intrigué. Les gen·te·s ne parlent pas souvent de leur envie de mourir, et quand iels le font, la plupart du temps, on cherche immédiatement à les en dissuader.

Pour moi l’objectif, c’est surtout de sortir du pourquoi vit-on, qui est un dilemme philosophique insoluble, pour aller vers le comment. Comment vit-on ? Comment peut-il vivre, lui ?

Le patient finira par pleurer, et par dire qu’il ne peut pas se tuer parce qu’il ne peut pas faire ça à ses proches. Il finira par accepter d’aller voir un médecin, envisager un traitement. Appeler des gens pour leur dire que ça ne va pas, sortir de l’isolement. Mais je sais qu’il n’y a pas grand-chose qui le retienne. Je sais que tout dépendra du résultat de ses actions. Si ce qu’il entreprend apporte un mieux pour lui. Sinon, ce sera de nouveau un échec, une perte, des fils difficilement tissés qui se briseront.

Au moment de reprendre le prochain rendez-vous, il me dit :

- Ce serait pas possible qu’on se voit plus tôt ? la semaine prochaine, par exemple ?

En me disant ça, il s’inscrit dans une durée. Je ne peux pas refuser sa demande. Je regarde mon agenda, mon foutu agenda blindé. Je lui trouve un créneau, un créneau impossible pour moi, mais il n’en saura rien. Il faut qu’il puisse croire que c’est facile.


11h30. Ma patiente est dans la salle d’attente, en train de lire un énorme livre. Elle se lève précipitamment, fait tomber ses lunettes, les ramasse, la chienne vient lui dire bonjour, elle la caresse, mais fait tomber ses sacs dans son mouvement. Les ramasse. Elle entre dans mon bureau, pose ses affaires sur une des chaises, tout ne rentre pas, elle en met aussi par terre, elle va pour s’assoir, mais est gênée, elle vide ses poches et pose les affaires qu’elles contiennent sur mon bureau, elle me sourit, elle est désolée de mettre autant de temps, elle s’assoit, elle va commencer à parler, elle se relève pour vérifier que son téléphone est bien en mode silencieux. Je bois tranquillement mon café, posé dans mon fauteuil. Elle se rassoit, elle se relève, va se servir un verre d’eau, le boit d’un trait, désolée j’avais soif, je lui souris.

- Ca a été pour venir ?

- C’était speed ! j’étais speed… bon voilà, mais maintenant je suis là…

Elle me fait un petit topo de dix minutes sans s’arrêter, en apnée, sur à quelle point sa vie est merveilleuse et combien elle gère, il s’est passé ci et ça mais ça va, oui oui ça va vraiment, un peu stressée mais ça va… Je l’interromps :

- Et avec votre amie, comment ça se passe avec le confinement ?

Son visage change. A la dernière séance, elle m’avait confiée cinq minutes avant de partir qu’elle n’était pas sûre de pouvoir gérer un nouveau confinement avec sa compagne, et elle envisageait des endroits où elle pourrait se réfugier. Elle semblait paniquée, mais nous avions dû arrêter la séance.

- Ça va… elle… elle fait des efforts.

- Elle fait des efforts à quel niveau ?

- Elle essaie d’être moins sur mon dos, ce n’est pas facile, hein… mais ça y est on trouve notre rythme. Des fois je vais marcher, seule, sans elle, et elle ne me fait plus de crise quand je reviens

- De crise ?

- Oui, parce qu’avec ses problématiques d’abandon … des fois ce n’est pas facile… mais là elle essaie, vraiment je vois qu’elle essaie.

Elle a du mal à me parler. Elle sait d’avance ce que je vais venir questionner si elle me parle, et ce à quoi ça pourrait conduire. Dans ces cas-là, j’adopte un ton très neutre. Factuel. Au fur et à mesure de la séance, il s’avèrera qu’elle doit négocier avec sa compagne chaque moment où elle fait des activités pour elle. Sa compagne ne fait pas toujours des «crises» explosives, des fois elle fait la gueule, et ma patiente présente ça comme un progrès. Elle doit la rassurer en permanence. Elle doit lui montrer qu’elle l’aime de toutes les façons possibles. Y compris par le sexe. Il s’agit de rapports consentis pour elle, mais elle sait que si elle ne fait pas de sexe régulièrement, ça insécurise sa compagne. Elle est en permanence dans une situation que j’appelle « avoir deux cerveaux », c’est-à-dire qu’elle doit toujours anticiper ce que sa façon de gérer sa vie va engendrer chez sa compagne. Après l’avoir écoutée, je reformule avec ses mots. Puis :

- Qu’est-ce que vous en pensez … ?

- J’en pense que… je sais que vous allez me renvoyer que ce n’est pas normal, que…

- Vous, vous en pensez quoi ? est-ce que c’est normal pour vous?

- Je pense que… je … je vois bien… écoutez, je ne peux pas la quitter. Pas maintenant.

- Vous pensez que vous devriez la quitter ?

- C’est-ce que vous essayez de me dire, non ?

- Non. Ce que vous vous me dites, vous, c’est que vous devez négocier chaque minute où vous n’êtes pas en lien avec elle. C’est que parfois il y a des crises où elle vous reproche de l’abandonner ou de vous foutre d’elle, juste parce que vous avez passé un coup de fil un peu trop long à son goût, ou parce que vous exprimez un besoin de faire quelque chose sans elle. Dès que vous devez travailler sur vos entretiens d’embauche, ça l’insécurise. Dès que vous prêtez attention à une autre personne, ça l’insécurise. Parfois elle vous laisse faire sur le coup, mais ensuite elle vous ignore pendant des heures, et alors vous culpabilisez, et vous faites tout votre possible pour rattraper la situation afin que ça n’escalade pas en tension. Que c’est toujours vous qui apaisez la situation et cherchez des solutions. Et ce que j’entends, c’est que vous êtes à un stade où vous trouvez cela satisfaisant qu’elle n’explose pas systématiquement. Et je me dis que ça doit être… fatigant, dans ces conditions, de maintenir vos limites, de respecter votre rythme, si à chaque fois il y a tellement d’enjeux. Est-ce que vous êtes fatiguée ?

Silence. Elle se met à sangloter. Oui. Elle est épuisée. Oui elle sait que ça ne va pas, mais elle ne peut pas partir. Alors on envisage les façons de barrer la route aux scénarios de violences qui se répètent. Travailler à ne pas se sentir responsable de tout ce qui arrive. Continuer à entretenir ses propres ressources. Je sais qu’il va falloir qu’elle se sente plus armée, qu’elle trouve des soutiens, une place et une reconnaissance en dehors de sa relation de couple pour pouvoir envisager de partir. Il va falloir qu’elle accepte que ça ne pourra pas changer, que rien de ce qu’elle fera ne sera suffisant puisque l’insécurité de sa compagne est irrationnelle.

Au moment de partir, elle fouille dans tous ses sacs, dans toutes ses poches, elle retourne chacune de ses affaires. Elle a oublié son chéquier. Elle est pétrie de culpabilité. Ce n’est pas grave, vous me paierez la prochaine fois. On se dit au-revoir. Sur le pas de la porte, elle me sourit, et me lance ce regard. Il y a toujours ce regard chez elle à la fin de nos séances. De la reconnaissance. Et de la honte.


12h30. J’ai un quart d’heure pour manger. Zut j’ai oublié ma gamelle. Je descends avec la chienne rapidement me prendre un sandwich à la boulangerie la plus proche. Fermée. Grrr. Je ne mangerai pas tout de suite. Je remonte. Un appel. Une pédopsychiatre, qui m’appelle pour un patient. C’est rare que les médecins spécialistes m’appellent, en général, c’est toujours à nous, psychologues, de les appeler, de faire le lien. Elle me dit qu’elle est ravie que je suive XXXX, car elle ne peut pas le voir beaucoup. C’est un euphémisme : elle ne l’a vu qu’une fois. Elle ne le reverra que dans six mois. Là peut-être, ce patient pourra commencer les examens nécessaires au démarrage d’une hormonothérapie. Je fulmine. Je sais que ce patient, un jeune homme trans, ne peut pas attendre aussi longtemps. Je garde mon calme. Je donne tous les arguments en mon pouvoir. Elle est gênée. Il y a « un protocole ». Mais oui, peut-être qu’avec son équipe iels pourront envisager de commencer l’hormonothérapie dans six mois, et pas dans un an. Mais il faut que ce soit validé en réunion. C’est pour « protéger les mineur·e·s ». Elle me propose de venir à la réunion. C’est la première fois en cinq ans, sur une bonne centaine de personnes trans que j’ai pu accompagner, qu’on me propose d’assister à une réunion au CHU, moi, pauvre psychologue libéral. Moi qui suis les patient·e·s régulièrement et qui les connais, qui connais leurs difficultés, leurs ressources, qui sais comment iels évoluent dans leurs quotidiens. J’accepte de venir ou de faire une note. Je la remercie, alors que ça devrait être normal de faire participer tou·te acteur·trice impliqué·e dans ce genre de réunions. Je raccroche. Je suis énervé de la façon dont cette société traite les mineur·e·s. Pour prescrire des hormones à une personne trans mineure, qui est renseignée, qui a réfléchi, qui vit déjà dans la société dans le genre dans lequel elle se reconnaît, il faut tout un tas de protocoles soi-disant pour les protéger. L’attente, chez les mineur·e·s trans, ça mène aux dépressions et aux suicides, toute les études sociologiques le montrent, et je ne le sais que trop bien. Mais ce qui me met en colère, c’est que cette idée de protection des mineur·e·s ne me semble pas au bon endroit. Car ce que je vois au quotidien, c’est que s’il y a une volonté de protéger les mineur·e·s trans de leurs propres identités (!), iels ne sont en revanche pas suffisamment protégé·e·s en ce qui concerne les violences, le harcèlement, la pédophilie, l’homophobie, la transphobie. Là il y a peu… si peu.


13h. Je vais chercher ma patiente dans la salle d’attente. Les yeux dans le brouillard, les cheveux emmêlés. Je sens qu’elle ne s’est pas lavée depuis un moment.


- Comment allez-vous ? lui dis-je une fois que nous sommes installé·e·s dans mon bureau.


Elle s’est assise par terre devant le fauteuil qu’elle utilise comme dossier, et Finette s’est immédiatement lovée entre ses jambes, la patiente s’est complètement collée, recroquevillée sur la chienne.

Elle hausse les épaules.


- J’en ai marre de devoir dire comment je vais à tout le monde. C’est difficile cette question.

- Ok, j’entends que ce ne soit pas facile de répondre à cette question. Est-ce qu’il y a des choses dont vous aimeriez me parler ? Dont vous ne parlez pas aux autres soignant·e·s ?


Cette patiente est en ce moment en clinique psychiatrique. Elle a des permissions pour continuer ses consultations auprès de sa psychiatre de ville, son addictologue et moi. Je comprends que ça fasse beaucoup.


Silence.


- Est-ce que vous sentez votre corps ? Est-ce que ça vous semble réel aujourd’hui d’être là avec moi ?

- Oui, oui… je pense, oui.


Silence


- Est-ce que vous voulez bien me montrer avec votre main à quel point vous êtes ancrée ou dissociée ?


Il s’agit d’une échelle de dissociation que j’ai travaillée avec elle. La main sur le front, ça veut dire pleinement ancrée, plus la main s’éloigne du front plus ça signifie qu’elle est dissociée, à distance de ses sensations et de l’instant présent. Elle met sa main à cinquante centimètres de son front.


- Par là je dirai

- Par là, c’est pas mal dissociée, non ?


Elle regarde sa main, elle me regarde, elle rit.


- Ah oui, quand même ! dit-elle

- Vous êtes collée à Finette. Concentrez-vous là-dessus. Vous sentez le contact de ses poils sur vos mains… essayez de voir, ce contact, comment c’est … ? est-ce que c’est doux, rugueux, chaud, froid, sec, mouillé … ? très bien… maintenant, concentrez-vous sur sa respiration… est-ce qu’elle respire plus vite que vous … ? moins vite … ? est-ce que sa respiration est ample ? saccadée ? et la vôtre ? est-ce qu’elle est ample ? est-ce que vous sentez le mouvement de la respiration … ? le ventre, les côtes, la poitrine… ? est-ce qu’il y a des zones tendues, des douleurs ? oui ? alors concentrez-vous sur ces zones. Imaginez votre respiration qui va jusqu’à ces zones précisément… très bien … levez-vous…

Elle se lève en soupirant. Finette aussi soupire, et retourne se coucher sur son coussin.

- Allez toucher cinq matières dans la pièce. Très bien. Faites quelques pas, lentement, sentez comment vos pieds roulent dans le sol quand vous marchez… le talon, puis l’avant du pied, puis il se lève… Ok. Montrez-moi avec votre main comme vous êtes ancrée ou dissociée.


Elle montre une zone à dix centimètres de son front.


- Ok, vous pouvez vous assoir.

Elle s’assoit, elle baille, elle s’étire.

- Vous devriez être avec moi, docteur, quand j’essaie de m’endormir le soir. Vous me feriez vos trucs, ­là… peut-être que j’arriverai à m’endormir.

- Vous n’arrivez pas à vous endormir ?

- Non.

Ses doigts s’agitent et pianotent sur ses genoux.

- Que se passe-t-il le soir ?

- C’est les infirmières, elles vont et viennent… avec mon sommeil fragile. Je leur ai dit, elles s’en foutent. Je suis sûr qu’elles m’observent des fois, juste pour le plaisir…

- Et que verraient-elles si elles vous observaient ?

Elle rit.

- Une pauvre trans junkie et dépressive, j’en sais rien…

- C’est ça qu’on peut voir de vous … ?

- Vous savez comment elles sont… sans doute, je les fascine, elles veulent toutes savoir comment je suis foutue, regarder entre mes jambes, quand je dors, voir mon pénis à quoi il ressemble, ces perverses transphobes.

- Voir votre pénis ?

- Oui, comme tout le monde.

- Comme tout le monde ?


Silence.


- Est-ce que vous pensez que je veux voir votre pénis ?

- Vous ? non !

- Pourquoi non ?

- Parce que vous aussi, vous devez avoir un drôle de, de… pénis aussi. Enfin plus ou moins, un plus ou moins pénis, bref, vous savez ce que c’est…

Silence.

- Ça doit être pénible cette impression qu’on cherche à voir vos génitaux comme ça, à votre insu…

- Oui…

- Mais qui fait ça, vraiment ?


Elle se mord la lèvre.

-Mon père. C’est mon foutu connard de père, avec cette fixette sur mes organes génitaux.

- … la nuit… ?

- C’était toujours la nuit.


En partant de cette séance, elle va faire un câlin à Finette, lui dis « sois sage » et elle s’en va. Elle oublie de me dire au-revoir. Cinq minutes plus tard, je reçois un sms : « merci, doc’, bonne journée »


14h. Je sors avec la chienne, c’est l’heure de son tour. J’en ai besoin aussi… je fais mon attestation. Tout est fermé, en ville. Je n’ai pas mangé. Je finis par rentrer dans un supermarché, je me prends un sandwich triangle et des clémentines, puis je vais me poser sur un banc, au soleil, Finette ne quitte pas la nourriture des yeux. Ce sandwich est dégueulasse, alors elle a gagné : je lui en laisse la moitié. Elle est ravie, je suis content qu’au moins un·e de nous se régale. J’essaie de faire des jeux avec elle, mais Finette n’est pas très branchée après-midi. Je continue le tour du quartier, elle me suit avec lenteur. Je mets mes oreillettes et appelle une des patientes qui m’a laissé un message dans la nuit. Quatre sonneries, pas de réponse. Une pointe d’inquiétude. Elle me rappelle cinq minutes après.

- Désolée, j’ai entendu votre appel mais le temps que je trouve mon téléphone…

Je comprends qu’elle vient de se réveiller

- Que se passe-t-il ? vous m’avez laissé un message vocal dans la nuit, je m’inquiétais…

- Ah oui ! ah bien c’était parce que j’ai eu peur d’avoir pris trop d’anxios…

- Trop d’anxios ?

- Oui, enfin, j’ai pris un Lalalax, et après comme je n’arrivais pas à dormir, j’ai voulu en prendre un autre, mais je n’avais plus que des Panax, alors j’en ai pris deux, mais après, soudain, je me suis demandé si ce n’était pas trop et si je ne risquais pas de mourir… j’ai eu très peur vous savez…


Ma première réaction, si je m’écoutais, ce serait de m’énerver. On n’appelle pas son psy à 3h du mat’ parce qu’on a pris trois anxios. Mais à quoi pensent les gens ?!? qu’on peut se foutre en l’air en avalant trois anxios légers ? Evidemment, je n’en montre rien.


-Et qu’avez-vous fait ?

-J’ai appelé le samu.


Elle a… appelé le samu.


- Et qu’est-ce qu’on vous a dit ?

- Que ce n’était vraiment pas grave et que je pouvais voir un médecin de garde, et iels m’ont raccroché au nez… mais j’étais tellement mal vous savez, comment peut-on aller voir un médecin de garde dans cet état ? ils laissent les gens crever !? c’est ça !?


Je dois fermement résister à un élan de colère. En pleine pandémie, alors que des gens font des arrêts cardiaques et n’osent pas appeler le samu par peur d’encombrer les lignes, elle, elle… je stoppe mon flot de pensées, me reprends. Elle est jeune, isolée, en souffrance psychique, elle a fait une attaque de panique dans la nuit et elle avait juste besoin d’une personne qui la rassure. Il y a des personnes minorisées dans le champ social qui fuient le système de santé, et il y en a d’autres, au contraire, qui l’investissent comme leur seul et unique lien avec le monde. Parfois, cette patiente ne voit que moi, pendant un ou deux mois. Que moi. Je représente la seule présence rassurante qu’elle connaisse. Elle m’appelle comme toute jeune de 21 ans appellerait ses parents dans un moment de désespoir, si iels étaient fonctionnel·le·s. Et elle se confronte sans cesse au fait qu’avec les soignant·e·s, la relation ne peut être que dans un cadre professionnel. C’est à la fois terrible, triste, et en même temps c’est déjà une relation, et c’est un cadre dont elle a besoin. Qui rassure là où le lien intime à l’autre, trop vague, trop flou, l’envahit et la perd.


Je lui demande comment elle va, elle se sent mieux, elle se projette dans sa journée. Tant mieux. Tant mieux. Passé l’agacement initial, je suis rassuré.


Je continue ma route avec ma chienne collée sur mes talons. J’épluche une clémentine, j’en mange, l’acidité me réveille. Je retrouve des sensations, et je me rends compte que je suis à côté de mon corps depuis pas mal de temps. Cette journée est intense. Finette agite la queue, cette chienne adore les fruits, elle gagne son quartier de clémentine.



15h. Nous rentrons au cabinet, je me fais couler un énième café, je m’installe à mon bureau.


J’appelle la deuxième patiente qui m’a laissé un message vocal dans la nuit. Je tombe sur une voix masculine qui n’est pas la sienne. Je me présente et demande à lui parler.


- Vous êtes son psy ?

- Oui, puis-je lui parler ?

- Ah cool, je cherchais à vous joindre mais je ne savais pas comment… elle est… elle est …


Mon cœur fait un saut dans ma poitrine. Bien sûr, je crains qu’on m’annonce sa mort. Je crains toujours qu’on m’annonce la mort de mes patient·e·s.

-… dans son lit, elle ne parle pas, elle ne mange pas, elle bouge très peu…


Mon premier élan est donc d’être rassuré, mais je ne le reste pas longtemps. Je reprends :

- Hier elle m’a appelé, elle était en crise…

- Oui, on s’était engueulé… je suis revenu je l’ai trouvée comme ça… elle ne communique plus… quand je m’approche d’elle, elle me saisit dans ses bras… mais je ne sais pas comment vous dire ce n’est pas… c’est comme une enfant, ce n’est pas elle…

- Ok, elle a l’air comment ? est-ce qu’elle a l’air apeuré ?

- Elle … non, non, je dirai plutôt… comme si elle s’en foutait… et en même temps pas vraiment.

- Passez-la moi…

- Elle ne parle pas…

- Mettez le téléphone sur haut-parleur, près d’elle.


J’entends qu’il se déplace, des pas, des grincements de porte…


- Elle est tournée en chien de fusil contre le mur…

- Mettez le téléphone en haut-parleur près d’elle, merci, et restez dans les parages.

- C’est bon.

- Bonjour T, c’est Kyn. Dans la nuit vous m’avez laissée un message et je me suis permis de vous rappeler car je m’inquiétais. Votre compagnon m’apprend que vous ne bougez plus, il me décrit un état qui semble être de la prostration. C’est bien ce qu’il se passe ?

- …

- Vous savez il y a des gens, là autour de vous, et on va vous aider… on ne va pas vous laisser comme ça, car je sais qu’à l’intérieur de vous il se passe des choses terribles. Je suis là, vous savez, et mon but ça va être de faire mon possible pour vous ramener, à votre rythme. Vous connaissez l’exercice des 5, on l’a déjà fait ensemble. Je vous demande de regarder autour de vous, de repérer cinq couleurs… cinq couleurs T. Je sais qu’une part de vous n’a pas envie et préfère rester là où elle est. Mais je pense qu’une part de vous a envie de revenir avec nous, dans le lien avec nous. Cinq couleurs, allez-y. Super, et maintenant cinq sons, T, repérez cinq sons dans votre environnement. Allez-y, je suis sûre que vous allez trouver… Et maintenant, cinq matières, allez-y, touchez cinq matières autour de vous… T pouvez-vous me dire si vous les avez ?

Son compagnon répond pour elle : elle a hoché la tête

- Vous hochez la tête… ? ok, vous voyez, vous avez un lien avec moi… On continue : allez, repérez trois couleurs… trois sons… trois matières…. Une couleur… un son… une matière… respirez avec moi… allez on inspire… on bloque… on expire…. Je veux vous entendre, T, là je n’entends rien, et si je n’entends rien c’est que vous ne respirez pas… inspirez… bloquez… expirez … inspirez… bloquez… expirez….

Je continue ainsi pendant 5 minutes avec elle, tout en la rassurant. Au bout de cinq minutes, je l’entends sangloter

- Vous pleurez… c’est OK, vous êtes en train de revenir… c’est terrible d’être coupée comme vous l’avez été, et c’est normal que ça sorte comme ça, brutalement, ces larmes… J’ai besoin de vous poser des questions… T, c’est pour vous aider au mieux. Pouvez-vous me répondre en faisant mmmh

- … Mmh

- Avez-vous pris des médicaments ?

- …

-Vous n’avez pas pris de médicaments ?

- Mmh

- Pensez-vous que ce serait bien, maintenant, que vous puissiez prendre quelque chose pour vous soulager ?

- Mmmh

- Ok je vais voir ça avec votre compagnon. Monsieur ?

- Euh, oui ?

- Trouvez ses médicaments, elle ne les a pas pris, il y a une boîte d’antidépresseurs, c’est du xxxx, et surtout, trouvez ses anxiolytiques, des XXXX, c’est ce qu’elle prend en cas de crise.

- Vous êtes sûr ?

- C’est la prescription de son médecin. Elle est dissociée et elle n’a pas pris ses médicaments, et elle est dans un état intense de stress, comme un choc, elle en a besoin.

- Je ne sais pas, moi, si ce n’est pas tous ces trucs là aussi, qui la foutent dans cet état là…

- Vous ne savez pas ?

- Ben non… je crois que…

- Eh bien elle, elle sait. Et elle a choisi de prendre ses traitements, Monsieur, et elle ne peut pas y accéder par elle-même. Donc soit vous les lui donnez et on voit si ça améliore son état, soit j’appelle le samu immédiatement.

- Euh… ok.

-Demain, elle a une consultation avec moi. Pensez-vous pouvoir rester avec elle jusque-là, et l’amener à son RDV ?

- Oui…

- Passez-la moi …T… ? Votre partenaire va vous apporter vos médicaments… on va voir si ça va mieux avec… si oui, on se voit demain, nous avons RDV à 11h. Sinon, on appellera le samu, et je leur expliquerai la situation moi-même, ok ?

- Mmmh

- T… vous sentez-vous en sécurité ?

- Mmmh

- Préfèreriez-vous que j’appelle le samu dès maintenant ?

- ….

- Ok, T, je vous laisse, je prendrai de vos nouvelles plus tard. SI vous sentez que vous repartez, pensez à tout ce qu’on a travaillé sur l’ancrage, ok ? Les couleurs, les sons, les matières, la respiration…. A bientôt.


Je raccroche.


Je profite du temps qu’il me reste pour remplir mon dossier administratif à l’Université où je donne un cours tous les ans. Je m’aperçois que ce dossier administratif est encore à mon ancien prénom, celui avec lequel je suis né et qui n’est plus le mien. Le voir apparaître en toutes lettres sur mon écran d’ordinateur, ça me fait immédiatement un serrement au cœur. Malgré les différents mails que j’ai envoyés au secrétariat, mon changement d’identité, pourtant effectué d’une façon réglementaire depuis plus d’un an, n’a pas été pris en compte. Je m’aperçois qu’un mot a été laissé en rouge dans mon dossier administratif « merci de joindre la preuve de votre changement d’identité civile ». Mais que leur faut-il ? chaque année je dois joindre ma feuille d’affiliation à l’urssaf, à l’insee, ma feuille d’imposition, tout ça pour donner trois heures de cours, et tous ces documents contiennent bien mon nouveau prénom. Qui sont ces personnes qui ont le pouvoir d’exiger de moi, une énième fois, que je justifie de ma transition sociale ?

Je téléverse à mon dossier la décision municipale qui acte de mon changement administratif. Là voilà, leur fameuse preuve. Puis, je transforme manuellement mon dossier, j’indique « Monsieur » et mon prénom « Kyn Yoram ». Un message d’erreur apparaît : votre numéro de sécurité sociale commence par un 2 et n’est pas compatible avec la civilité indiquée. Pour l’Université, je ne suis pas un homme car ma carte de sécurité sociale porte un 2. Je bouillonne. Ma décision de ne pas changer la mention de sexe à mon état civil n’est pas un véritable choix : trop de personnes trans qui ont fait cette démarche se retrouvent ensuite bloqué·e·s dans leurs accès aux soins. Les garçons trans qui ont effectué cette démarche et qui ont le fameux « 1 » sur leur carte vitale ont ainsi des difficultés pour effectuer un frottis, des échographies de l’utérus, obtenir des soins pour leur grossesse et leur accouchement… beaucoup vivent un calvaire administratif encore plus lourd que celui dans lequel je me trouve actuellement. Et puis je suis un militant, et comme tout militant engagé, le spectre de la prison existe dans mes représentations, et je ne sais que trop bien ce que peut signifier d’aller dans une prison pour hommes quand on est une personne trans. Non, je ne souhaite pas modifier mon sexe administratif, pour toutes ces raisons, et aussi parce que ça n’est pas une volonté pour moi d’être reconnu « de sexe masculin ». Je souhaite que la mention de sexe soit abrogée de tous les documents administratifs, point, et je me bats pour cela depuis près de dix ans. J’écris un mail à l’administration de l’Université, en mettant en pièce jointe le document du défenseur des droits qui rappelle aux administrations que la loi n’oblige pas que la civilité soit reliée à la mention de sexe. Du point de vue de la loi française, ma civilité n'a pas à être imposée par une administration, quel que soit le premier numéro de ma carte vitale. Ne pas respecter cela, ça s’appelle une discrimination. Depuis mon changement de prénom administratif, j’ai tenu le compte. J’en suis à soixante-dix heures de démarches pour faire reconnaître mon identité aux diverses administrations : à ma banque, à mes assurances, à l’urssaf, à la poste, aux opérateurs téléphoniques, etc. et je me retrouve toujours, malgré tout ce travail, dans des situations ubuesques et humiliantes. Voilà la réalité de ce que vivent les personnes trans dans leur quotidien, voilà un exemple de toutes ces tâches ridicules que nous devons effectuer et qui entraînent un cumul de fatigue dont on devrait être exempté·e·s si seulement les administrations n’étaient pas aussi discriminantes à l’égard des personnes trans.


Il me reste moins de cinq minutes pour préparer mes consultations de l’après-midi. Je relis mes notes en respirant profondément, pour dissiper les effluves de colère et de lassitude qui me traversent.



15h30. J’entends le clac clac clac de ses talons dans le couloir. Une démarche assurée, décidée…

J’ouvre ma porte, je l’accueille, elle me rit en me disant bonjour. Elle tapote la tête de Finette, plutôt machinalement.

Elle s’assoit, et j’ai à peine le temps de lui demander comment elle va qu’elle se déverse. Elle me fait l’impression d’être un bouleau, majestueux, solide, tranchant le ciel de son écorce blanche, mais il suffit d’y planter un petit robinet au printemps pour remplir des bouteilles et des bouteilles de sève. Elle est infirmière, et elle parle sans discontinuer de sa dernière garde- et je sais qu’elle n’a pas eu qu’une garde depuis notre dernière consultation, elle en a eu cinq -. La gestion des patient·e·s covid, de leur famille, des autres patient·e·s, les équipes en sous-effectif, son impuissance qui la ronge, le sexisme de ses supérieurs, faire toujours semblant d’être plus bête qu’elle ne l’est pour garder le plus de liberté possible dans ses pratiques. Se faire engueuler parce qu’elle prend trop de temps avec chaque patient·e, ce temps qui permet de les rassurer, de les soulager un peu psychiquement et de créer l’alliance thérapeutique. Les situations de violences intrafamiliales qu’aucun·e de ses collègues ne détecte, et qu’elle doit porter devant son équipe dubitative, qui lui reproche la paperasse que ça entraîne. Elle devrait fermer les yeux, se satisfaire des soins superficiels liées à l’urgence, parce qu’il n’y a pas le temps. Pas le temps de creuser, pas le temps de saisir les causes ; finalement, pas le temps de soigner.

Je sais qu’avec elle, mon rôle est celui-ci, et que c’est assez : l’écouter, soutenir ses ressentis, les légitimer, lui donner quelques pistes pour gérer la communication avec ses collègues récalcitrants et pour éviter les traumatismes vicariants (le traumatisme de celleux qui soignent les traumatismes des autres à longueur de journée). En fin de séance, je lui propose toujours de prendre un temps pour respirer avec moi, pour s’ancrer, car je sais bien qu’elle n’aura que cela, ces cinq minutes-là pour revenir à elle avant sa prochaine garde. Nous vivons une période où l’on voudrait faire croire aux soignant·e·s et aux travailleur·se·s social·e·s qu’iels peuvent se muer en outil : ne plus avoir de corps, d’émotions, de volonté propre. Nos consultations sont le reflet de sa vie actuelle : depuis le mois de mars, elles sont dédiées à son travail, uniquement à son travail, sa vie privée n’existe plus, ni ici, ni dans son espace mental.


Elle me dit toujours au-revoir avec un ton enjoué et des yeux brillants, et je lui dis toujours au-revoir en me sentant un peu sonné. Il y a certain·e·s patient·e·s avec qui j’ai cette impression de ne pouvoir les décharger de leur tension qu’en leur en prenant un peu. Des fins de consultations qui me donnent envie de courir vers un espace vert et de marcher pied-nus, pour revenir à moi comme je les soutiens à revenir vers elleux.

Mais mon prochain patient est déjà dans la salle d’attente.


16h30.

Je vais le chercher dans la salle d’attente, il a les yeux fermés et la tête renversée contre le mur, je vois les écouteurs dans ses oreilles et sa tête qui dodeline doucement : il s’est créé son cocon. Il a aujourd’hui du vernis et du rouge à lèvres, des pendants d’oreille qui tintent à chacun de ses mouvements, la dernière fois il était venu avec une chemise et un nœud papillon. Il se créé quelque chose de particulier avec les patient·e·s qui naviguent dans les mêmes eaux troubles du genre que moi, comme si je m’apercevais que je suis soudain avec des personnes qui parlent ma langue, que je n’ai plus cet effort léger mais constant à produire pour communiquer avec elleux. Il entre dans mon bureau sans avoir dit grand-chose, les yeux dans le vague, il porte sous son bras un carton à dessins. Je lui demande s’il veut me les montrer, et il les sort un par un et les étale sur le sol; ses sérigraphies. La chienne se colle contre lui, sur le dos, les jambes en l’air, il lui tapote le ventre et elle sourit. La sérigraphie est la seule chose dont il me parle, la seule chose qui l’anime : il a passé ses trois premières séances de thérapie à m’expliquer tous les procédés qu’il avait mis en place pour faire des sérigraphies de plus en plus précises et complexes, avec les moyens du bord. J’ai vite compris que pour avoir accès à sa psyché, il faudrait passer par la sérigraphie. Chaque semaine, il me ramène son travail, et le sol de mon bureau se transforme en océan de couleurs. Cette semaine, ses productions sont des êtres morcelés, des animaux cadavériques, des enfants qui pleurent au fond de trous, et des arbres, beaucoup d’arbres, il aime la précision des branchages et les nervures des feuilles. Il n’a ni orgueil ni modestie en me montrant son travail, il n’y a là aucun enjeu narcissique. Je lui dis ce que ses productions suscitent comme sentiments chez moi, mon ressenti étant le seul moyen d’activer le sien. Il finit par me livrer des bouts de sa vie, aussi disparates que les images dont il peuple le cabinet. Immanquablement, un traumatisme finit toujours par émerger à dix minutes de la fin de la séance, et je sais que je le verrai s’animer à la prochaine consultation sur le parquet de mon bureau, prendre de la substance, d’abord graphique et jusqu’à devenir dicible.


Après la séance, je consulte machinalement mon téléphone. J’ai reçu un message d’une amie, qui me dit « C. est mort ». C. est son compagnon, le pote pour qui nous avions appelé le samu ce week-end. Mon corps se mue en ouate. Je fais une suite de mouvements opérationnels que je ne saisis pas vraiment. Mon amie au téléphone. Sa voix, son souffle. L’annonce. Les urgences psy l’ont laissé sortir après une nuit d’observation, et malgré toutes les mises en garde que nous avions pu leur faire, car nous le savions : il ne devait pas sortir. Il est allé chez ses parents. Il a passé une journée agréable avec elleux. Le lendemain matin, il était mort. Je lui dis que j’arrive dès que je peux et je raccroche. Je sors de mon bureau, sonné, le cœur au bord des lèvres. Et là je la vois : ma dernière patiente de la journée. Je m’approche d’elle pour lui annoncer que la séance est annulée. Elle lève les yeux vers moi, et me sourit. Et là je la vois, vraiment : amaigrie, attristée, elle rentre en clinique psychiatrique demain et elle est terrifiée. Je lui dis de rentrer dans mon bureau. Je la laisse s’installer, je vais dans la cuisine du cabinet, j’écris un sms à mon amie « je suis chez toi dans une heure », je bois un verre d’eau, je prends de grandes respirations. Et je fais le choix conscient de me dissocier. Plus tard. Plus tard.

Je reviens dans mon bureau, elle est en train de caresser la tête de Finette, je ferme la porte, je m’installe dans mon fauteuil. Je suis complètement tourné vers elle, concentré et je commence la séance:


- Comment vous sentez-vous ?


***





















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